Espérance : Huitième Méditation


L’ESPERANCE  INVINCIBLE  « Monseigneur Lefebvre, modèle d'Espérance »
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Abbé Régis de CACQUERAY



« Vous n’auriez sur moi aucun pouvoir si cela ne vous eût été donné d’En Haut »
(Jn XIX, 11)


Par ces paroles adressées à Ponce Pilate, Notre Seigneur avertissait les générations à venir que « tous les serviteurs de l’iniquité sont les esclaves de la justice, et l’action divine bâtit la céleste Jérusalem avec les murs de Babylone » (1). Ce rappel s’avère d’autant plus nécessaire que la déchristianisation amorcée au XVème siècle par la révolution humaniste a atteint son apogée au concile Vatican II où les principes révolutionnaires ont envahi officiellement toutes les structures de l’Eglise catholique. Cependant, la situation actuelle ne doit pas nous scandaliser car Dieu a toujours purifié son Eglise par les persécutions. Saint Augustin affirme même que lorsque « les hérétiques cherchent à troubler la paix des saints, ils concourent à leur avancement » (2).

Le trouble de cette paix des saints, Monseigneur Lefebvre le connut à un degré croissant au fur et à mesure que les réformes issues du concile Vatican II étaient mises en œuvre. Elles furent pour lui l’occasion de pratiquer progressivement la vertu d’espérance à un degré éminent. Espérance qui s’établissait sur les hauteurs de sa Foi invincible en la sainteté de l’Eglise. Evitant les écueils du découragement et de la confiance présomptueuse en des initiatives trop humaines, il sut incarner cette vertu dans les diverses circonstances de sa vie. En récompense, Dieu le bénit en Dieu. Beaucoup admirent aujourd’hui son héritage spirituel, mais trop peu savent méditer en profondeur ce modèle d’espérance surnaturelle qu’il a laissé au monde.

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La promesse de Jésus-Christ à Pierre que les Portes de l’enfer ne prévaudraient point contre l’Eglise (cf. Mt XVI, 18) fit la force de toutes les générations de chrétiens. Le concile Vatican II la transforma en un véritable signe de contradiction. Monseigneur Lefebvre, à l’instar de beaucoup d’âmes, s’y heurta. Peu cherchèrent à faire face, sans biaiser, à cette véritable antinomie. L’évêque missionnaire eut ce courage, abordant le dilemme dans un esprit de simplicité évangélique où le oui est oui et le non est non (cf. Mt V, 37). A l’occasion des ordinations à Ecône en 1982, il confia aux fidèles : « Nous pensions que l’Eglise ne pouvait jamais se tromper et qu’elle ne pouvait jamais nous tromper. Jamais nous n’aurions pensé que le mal, que l’erreur pouvait pénétrer ainsi à l’intérieur de l’Eglise ».

Il trouva lumière et force au sein de l’espérance théologale : continuer, malgré les apparences contraires, à croire en la divinité de l’Eglise, porteuse de la Vérité éternelle qu’Elle ne peut laisser perdre, source de vie surnaturelle pour les âmes et pour leur salut.

Cette confiance s’appuyait sur une Foi éclairée par les solides principes reçus au long de sa formation doctrinale mais également sur l’expérience de toute sa vie de missionnaire. D’aucuns se souviennent des paroles émues qu’il prononça au cours d’un sermon pour rappeler les fruits de sainteté constatés en Afrique et qui puisaient leur source dans le saint Sacrifice de la Messe de toujours.

Parce que son regard était tourné vers l’éternité, Monseigneur Lefebvre avait une stabilité et une audace qui le portaient à tout entreprendre pour maintenir les trésors de sanctification contenus dans la Tradition de l’Eglise.

Les défaillances des hommes d’Eglise ne pouvaient être un obstacle à son espérance car elle était surnaturelle. « Jusqu’où peut aller l’imperfection de l’Eglise, jusqu’où peut monter, je dirai, le péché de l’Eglise, le péché dans l’intelligence, le péché dans l’âme … Ce sont les faits qui nous le montrent » (3). Il fut contraint de se hisser plus haut que les faits en remontant jusqu’aux fondements, jusqu’à Dieu même. Il espérait bien au-delà des apparences terrestres.

Alors que beaucoup cherchaient à « refaire » la vérité, mu par un sens humble et pur de la transcendance de Dieu, Monseigneur Lefebvre ne cherchait qu’à « transmettre » la Vérité, en dépositaire fidèle et responsable. N’avait-il pas demandé que l’on grave en épitaphe sur sa tombe les paroles de saint Paul : « Tradidi quod et accepi » ("Je vous ai transmis ce que j’ai reçu" : I Cor. XV 3-5) ?

Ce n’est pas au sein de charismes extraordinaires qu’il puisa cette ligne de conduite mais dans le bon usage des grâces propres à l’état où Dieu l’avait appelé, faisant sienne l’affirmation de saint Paul : « Je puis tout en Celui qui me fortifie » (Philip, IV, 13). Ne doutons pas que nous recevons, nous aussi, toutes les grâces d’état nécessaires pour tenir la place que la Providence nous assigne.

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Des prêtres, Monseigneur Lefebvre en a témoigné, sont morts de chagrin devant la perspective de devoir abandonner la messe traditionnelle de leur ordination.

Très tôt lucide sur les conséquences désastreuses des réformes conciliaires, il aurait pu lui-même se rebeller, se révolter, se décourager voire en mourir de douleur. Ce ne fut pas le cas. Au contraire, « il entreprit d’allumer, le moment venu, un petit cierge… Et pendant vingt ans, il tint la crête entre la lâcheté et l’impatience, il soigna et protégea et dirigea la flamme de ce petit cierge contre vents et orages, jusqu’à ce que de ses lueurs il ait illuminé faiblement et fortement le monde entier » (4)

A ce stade, il ne s’agit plus simplement de poser une succession d’actes d’espérance pour persévérer contre vents et marée. Il faut que le Saint Esprit insuffle directement dans l’âme docile une énergie nouvelle par la puissance de Ses dons. C’est la raison pour laquelle celui que l’on nommait « l’évêque de fer » n’était plus tributaire des fluctuations humaines, échecs apparents, maladresses, trahisons et autres abandons. Espérant en toute vérité sous l’influence du Saint Esprit, il s’appuyait d’abord sur la grâce de Dieu dont il savait qu’elle ne lui manquerait pas en ce monde, et n’hésitait pas ensuite à entreprendre ce qu’il pouvait, compte tenu de son état, de son rang et des circonstances, laissant le soin à Dieu de faire fructifier ses oeuvres.

Les âmes de bonne volonté ne s’y trompèrent pas. Il incarna, en tant qu’évêque de la sainte Eglise catholique et romaine, l’espérance de cette génération qui, sans lui, n’aurait pas vu d’issue à l’autodestruction de l’Eglise. Le livre d’or ouvert à l’occasion de ses funérailles le 2 avril 1991 à Ecône, témoigne de la reconnaissance de ces voix anonymes: « Merci Monseigneur. Grâce à vous nous n’avons pas cessé de pratiquer…Vous nous avez redonné du courage… et l’espérance… Merci, Monseigneur » (5).

Il faut donc reconnaître que la crise de l’Eglise eut un rôle déterminant dans la progression personnelle du prélat vers la pratique héroïque de la vertu d’espérance. Au fur et mesure que cette crise s’étendait, il fut comme poussé à affronter de plus en plus ouvertement les réformateurs de l’Eglise qui brandissaient contre lui l’épouvantail de leurs sanctions. Alors que l’on cherchait à anéantir définitivement son action en le dissuadant de commettre « l’irréparable », l’évêque intrépide n’hésita pas à franchir le Rubicon et ouvrit à l’Eglise une voie de restauration possible par le sacre d’évêques continuateurs de la Tradition et du sacerdoce catholique. Que l’on ne se méprenne pas sur son geste. Il fut le plus décisif des actes opposés depuis 1789 à la montée de la Révolution dans les institutions. Comment ne pas songer à l’anéantissement du Christ sur la Croix, mort excommunié (6), crucifié hors des remparts de Jérusalem qui, au moment où tout semblait perdu remportait la victoire décisive sur Satan et le monde ?

La sagesse et la clairvoyance de ces sacres ne font plus guère de doute aujourd’hui, mais rappelons-nous la solitude morale et l’espérance extraordinaire qui furent le lot de Monseigneur Lefebvre sur le moment. Le recul du temps estompe la complexité des décisions de l’époque.

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En accomplissant cette succession d’actes de résistance, sans tomber dans l’amertume ni en faire jamais une querelle de personnes, Monseigneur Lefebvre se heurta à de nombreux adversaires. Il ne choisit pas de les combattre avec les moyens simplement humains qui se présentaient à lui. Si l’espérance qui l’habitait le poussa à agir, elle sut aussi le garder de la présomption, le faisant attendre lorsque les circonstances le demandaient. Lui-même répétait volontiers qu’il ne fallait pas précéder la Providence.

Cet aspect de la vertu d’espérance semble singulièrement important aujourd’hui, et nous qui revendiquons son héritage spirituel, nous lui devons de l’avoir toujours présent à l’esprit. Car nous devons nous garder d’une tentation subtile qui guette le combattant de la Foi : la relativisation des actes du Fondateur. Les temps auraient changé insinue-t-elle, Monseigneur Lefebvre ne réagirait plus de la même façon compte tenu de l’évolution des dispositions des autorités romaines, et puis sa pensée n’était pas si nette sur tel ou tel sujet, etc. Voire…

Si effectivement quelques signes favorables sont à remarquer, verrions-nous déjà pour autant la fin de cette terrible crise ? Ne serait-ce pas plutôt s’engager dans cette spirale redoutable du relativisme des temps modernes qui, insensiblement, nous fait perdre le sens du réel par lassitude d’attendre, le désir de résultats immédiats ? La crise aurait assez duré, il ne faudrait pas tomber dans le travers de ne voir que le côté négatif des choses… Ne nous laissons pas prendre à ces chants de sirène, n’éludons pas ces humbles fidélités quotidiennes et cachées si mortifiantes pour l’amour-propre et si fécondes pour notre espérance. Car ne serait-ce pas manquer à la confiance que de se tourner vers des solutions trop humaines qui ne sont que des placebos ? Ne serait-ce pas oublier que la fin de cette crise sera d’abord une grâce de Dieu et non le fruit de nos habiletés humaines ?

Monseigneur Lefebvre nous a laissé maints exemples de cette patience pleine d’espérance qui a imprégné toute sa vie. Dès l’Afrique il réalisait la décadence de l’idéal sacerdotal et entrevoyait les remèdes à apporter. Mais il n’entreprit rien sur le moment, réfléchissant, laissant mûrir, continuant son activité missionnaire dans l’attente de l’heure de la Providence.

Lorsque après le Concile il fut temps d’agir, c’est sur l’insistance de nombreux amis et séminaristes qu’il se résolut à fonder la Fraternité Sacerdotale Saint Pie X et, celle-ci à peine enracinée, il pensa très tôt, sachant qu’il ne serait pas éternel, à choisir son successeur.


Au fur et à mesure que la Rome moderniste accentuait ses égarements, le prélat attentif adaptait son comportement aux nécessités de plus en plus urgentes du moment. Il en fut ainsi crescendo. Jusqu’au jour des sacres où ce fut lui qui, en vainqueur donna désormais le ton à la Rome conciliaire en plein naufrage. Après être passé sous le pressoir des contradictions, il avait posé l’acte suprême d’espérance qui revivifia le Corps de l’Eglise à l’agonie, inversant le sens du processus.

Ce souci d’effacement, d’entreprendre juste ce qu’il faut pour transmettre le flambeau, est une caractéristique de l’esprit de Monseigneur Lefebvre. Quinze ans après sa mort, il est frappant de voir combien « sa personne est en train de reculer à l’arrière plan alors même que ce qu’il a accompli prend de plus en plus d’importance dans l’Eglise » (7). L’heure, elle viendra en son temps, n’est pas encore à la reconnaissance officielle par l’Eglise des mérites de son dévoué serviteur.

Il agissait en tout à l’opposé de l’esprit moderne. Que l’Eglise vive et prospère pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, tel était l’essentiel. « Non nobis Domine, non nobis sed nomine tuo da gloriam », (« Pas à nous, Seigneur, pas à nous, mais à Votre nom donnez gloire ! » : Ps 113). Cet ordre dans les principes reléguait les intérêts particuliers au second plan. C’est pourquoi, malgré la douleur d’assister au déclin de l’Eglise, il savait attendre sereinement l’heure où Dieu interviendra après les purifications par lesquelles son Epouse mystique doit passer.

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Dieu appela à lui Monseigneur Lefebvre le jour de la fête de l’Annonciation. Sa mort fut l’ultime signature de cette confiance si simple et réaliste qui imprégna toute sa vie : à l’Annonciation, tout commence dans la petitesse et le silence de la nuit.

Pour s’inscrire dans le sillage de ce grand serviteur de l’Eglise, il est primordial d’embrasser cette maîtrise de l’action qui sait se placer sous la dépendance de Dieu dans les petites choses comme dans les grandes, sous la lumière de la Foi, sans chercher à vouloir forcer la Providence.

Avec ma bénédiction...

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(1) - Père de Caussade, L’abandon à la divine Providence.
(2) - La Cité de Dieu, livre 16, chapitre 2.
(3) - Sermon du 29 juin 1982, Ecône
(4) - Monseigneur Williamson, Fideliter mai-juin 1991.
(5) - Cité par François Brigneau dans Pour saluer Monseigneur Lefebvre.
(6) - Par le Sanhédrin
(7) - Mgr Williamson, « L’effacement de Mgr Marcel Lefebvre », in Sel de la terre n°56.

 
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