Premiers Pas - Méditation
PREMIERS PAS - MÉDITATION ______________________________________________________
Abbé Régis de
CACQUERAY
Au regard de l’éternité, notre vie sur la terre ne dure qu’un instant. A notre
propre regard, notre passage ici-bas semble au contraire interminable dès que la souffrance se fait notre compagne plus assidue, et se révèle en tous cas toujours assez long pour que s’y
joue notre destinée. Si brève, si interminable qu’elle soit et si grave en même temps, notre existence ne devrait donc être qu’un chemin qui monte jusqu’au Ciel. Encore faut-il que notre
âme en ait compris et pesé les enjeux pour vouloir s’y élancer. Pourquoi ne pas lui proposer d’interroger ce corps qui lui est lié pour entendre de lui comment l’on apprend à marcher et
le rôle que tient une mère dans cet apprentissage ?
La seule réjouissance que nous ne voudrions manquer pour rien au monde est
celle de la vision béatifique. Mais pourquoi donc nos âmes ne se sont-elles pas encore levées pour rechercher les bons sentiers et se mettre en route ? Elles devraient être mues par le
désir, non de voir leur divin Epoux dès cette terre, car ce bonheur est réservé aux âmes bienheureuses du Paradis, mais de le trouver ici-bas pour vivre avec Lui d’une union mystérieuse
qui laisse bien loin derrière elle toutes les amours de la terre. Comment comprendre qu’elles ne soient toujours pas debout, dès lors que le soleil a commencé sa course, avides de ne pas
perdre un seul instant pour hâter la rencontre !
Les âmes ne devraient-elles pas s’efforcer d’apprendre, à l’imitation de
leurs frères, les corps, la déambulation qui leur est propre ? Nous savons bien que Dieu les porte dans ses bras comme des nourrissons et qu’elles doivent demeurer comme des enfants. Mais
ces images signifient-elles pour autant qu’elles se trouvent exemptées de placer un pas devant l’autre pour aller à Lui ? Que, de tous les êtres, seules elles n’eussent pas été faites
pour croître et qu’elles doivent rester gisantes, tandis que le temps s’écoule à vive allure ? Nous croyons bien que non ! Les âmes sont des épouses appelées à sortir de leurs demeures
pour aller à la rencontre de l’Epoux et elles feraient bien d’accepter la leçon de leurs frères corporels, plus courageux qu’elles, pour apprendre d’eux comment l’on se met debout et
comment l’on commence à marcher.
Voici donc ce petit d’homme à l’heure où il finit justement d’explorer le
sol et de devoir s’arrêter, redressant la tête, pour apercevoir les visages aimés ; il lui faut, en contrepartie, renoncer au doux vertige qui accompagnait le brusque voyage dans les airs
au terme duquel, par-dessus l’épaule protectrice, il se penchait curieusement pour scruter la terre, comme s’il voulait prendre la mesure de ce qui lui reste à
grandir.
Petit homme qui renonce au confort de ces bras hospitaliers pour sentir la
dureté du sol sous les pas ! Petit homme qui apprend à faire le sacrifice de la vitesse grisante acquise par les mains et les genoux, pour tenir debout, dans une immobilité si fragile
tout d’abord ! Entêtement symbolique d’une destinée vouée à l’élévation au-dessus de la matière… Petit homme qui choisit cependant de redevenir pour un temps dépendant, quémandeur de
secours, de la main qui le guide ; quelle sagesse mystérieuse le mène donc à préférer le difficile, le douloureux, l’instable entre ciel et terre ?
Ses deux seuls appuis sont l’innocence et l’ignorance ; l’innocence car il
n’est pas d’orgueil en lui : il se connaît petit et n’est pas même pas effleuré par l’idée de s’en décourager. L’ignorance du temps qui s’écoule au long de ses efforts, car il vit instant
par instant dans la plénitude sans se lasser. Mais l’impulsion décisive ? C’est le regard qui le guette, mélange de fierté et de sollicitude inquiète, c’est le sourire qui l’encourage et
le récompense, c’est la voix qui le console…
Avant même de s’éveiller à la lumière il en était bercé et réjoui ; chacun
de ses progrès les lui a rendus plus présents… Et maintenant que sa volonté rentre en jeu, c’est une savante alliance d’aide et de retrait qui le maintient debout, chacun de ses pas
tenant deux mains aux aguets pour lui éviter une chute, recueillir son effort ou lui désigner quelque objet convoité, en une tendre ruse ! Le grand secret du petit d'homme, c’est sa
confiance en la vie personnifiée par celle-là même qui lui donna la vie.
Et le corps désormais vertical se tourne désormais suppliant vers son âme
sœur pour lui demander raison de son inquiétante immobilité. Pourquoi ne s’anime-t-elle pas comme lui ? Il ne la comprend pas :
« Est-ce par paresse ou par vanité que tu ne te lèves pas ? Par peur des
efforts de te mouvoir vers Dieu ou par crainte des chutes répétées qui les accompagnent ? Saint Paul a pourtant insisté pour que tu me surveilles et même que tu me châties afin que nous
ne nous égarions pas tous les deux ! Comprends-tu que si ce n’est pas toi qui orientes mes pas, personne ne le fera à ta place et surtout pas moi ? Est-ce déjà normal que je me sois mis
en marche le premier alors que tu dois me donner l’exemple ; que je sache déjà courir lorsque tu demeures inerte ? Ne proteste pas de mes remontrances : tous les deux, nous demeurons liés
pour l’éternité et il dépend de toi que ma résurrection te soit surcroît de gloire et non pas d’affliction ! »
Sous la véhémence du langage de son corps, l’âme a rougi. Elle sait bien
comme il a raison et qu’elle aurait déjà dû partir sur les chemins qui vont au Ciel, lui donnant l’espoir de la retrouver un jour dans la félicité. Elle doit donc, comme lui, ébaucher à
son tour ses premiers pas de pataude. Elle s’est laissée volontairement jusqu’ici accaparer par tant d’affaires de la terre pour éviter de se retrouver en face de l’essentiel. Elle
ressentait de l’ennui de devoir rentrer en elle-même pour rechercher vraiment ce sentier spirituel que Dieu lui a dessiné et pour le parcourir. Mais le dos tout voûté, le père de la
prodigue continue de l’attendre : il espère tant la voir venir à Lui ! Pourquoi avoir tant attendu et l’avoir tant peiné ?
N’est-ce donc pas assez de temps perdu, de ce temps qui s’enfuit et dont
chaque seconde aurait pu nous permettre de progresser sur ce chemin intérieur de l’amour de Dieu : l’instant de la grâce qui est toujours celui de l’instant qui passe et jamais de celui
qui le suit. N’attends donc plus, mon âme : accepte la leçon reçue de ton corps et lève-toi aussi ! Mais que tu es pesante, plus pesante que mon corps… Comment pourrais-je encore, avec
toi si appesantie, espérer me relever de ma misère ? J’ai trop gâché d’instants ; je ne sais plus comment l’on fait lorsqu’on veut se reprendre ! Et où est donc ce sentier même de mon âme
que je ne connais pas et dont je n’ose pas avouer qu’il m’est bien étranger ? « Seigneur, Ma vigne à
moi, je ne l’ai pas gardée. » (Cant. I,5)
Mais le petit homme, à la différence du petit poussin, n’a pas appris tout
seul à marcher sur ses jambes. Il n’y serait même jamais parvenu sans cette présence aimante de chaque instant qui le tenait et le retenait, qui le soutenait et l’encourageait, qui
conduisait tous ses efforts depuis le tout premier jusqu’à leur couronnement. C’est sa confiance envers sa mère qui a permis tout le reste, même s’il ne mesure guère le tribut de
reconnaissance qu’il lui doit. L’âme a enfin compris la leçon que lui donnait son corps.
L’âme tombée de sa charité initiale ;
L’âme encore sale après le confessionnal ; L’âme couchée qui agonise ; L’âme donnée qui s’est reprise ; L’âme à l’idéal fané ; L’âme aux larmes séchées ; L’âme rongée quand on la croit vivante ; L’âme toute souffrante ; L’âme lassée de Dieu ; l’âme trop chargée de Dieu ? L’âme sur qui Dieu s’attendrit ; L’âme à qui Marie manque et qui manque à Marie !
Voici la misère où me réduisent mes ennemis
;
Enlève-moi des portes de la mort. (Ps. IX ,14-15)
Sois humble, ma pauvrette ! Ne rumine pas de stériles remords sur ton
manque d’empressement et ton ingratitude, si réels qu’ils soient, envers Marie, ta mère. N’ajoute pas à ton indifférence passée l’affront de la croire maintenant rancunière. Quand tu
ne l’aimais pas, ne pensais pas à elle, elle continuait de t’aimer et aujourd’hui, elle espère simplement que tu lui donnes ou que tu lui rendes ton
affection.
Il existe bien un itinéraire spirituel pour chacun d’entre nous, que
nous pouvons trouver et sur lequel nous pouvons cheminer sans nous en écarter. Mais nous ne pouvons nous y rendre, ni nous y élancer, ni y persévérer sans notre Mère. Dieu aurait pu
ne pas lui donner une telle place, une telle puissance mais Il les lui a données et nous perdrons notre temps et nos efforts sur notre route tant que nous ne l’aurons pas compris. Il
nous veut tout à Lui mais nul progrès ne se fait vers lui que par elle.
C’est là, mon âme, qu’il te faut enfin comprendre ce que tu n’as encore
jamais bien perçu. Le petit d’homme qui refuserait l’assistance de sa mère pour apprendre à marcher, qui voudrait jouer au grand, sans un regard vers elle, resterait toujours à se
traîner sur ses pattes et son ventre, le visage désespérément tourné vers la terre.
Tu ne parviendras pas à trouver ton itinéraire spirituel, tu n’entreras
pas dans cette vie intérieure que tu gémis de ne pas comprendre si tu ne t’abandonnes à Marie comme à ta mère pour ne plus confier qu’à ses soins ton avancée vers Dieu : « Entraîne-moi après toi ! Nous courrons. » (Cant. I, 3) Tu
continueras à geindre de découragement, à rester dans ton vide si tu ne te livres à elle pour ne plus rien attendre que d’elle. Ne le comprends-tu pas ? Ne t’accoutume pas à cette
existence déçue où tes rêves de Dieu se sont dissipés dans la grisaille. Dieu et sa Mère n’ont-ils pas voulu tellement mieux que ça pour toi ? Et toi-même : t’en satisfais-tu ?
Mais Marie, comme Dieu, ne force pas les âmes. La place qu’on lui donne,
c’est celle qu’elle occupe ; la docilité qu’on lui montre, c’est la mesure de son règne sur nous. Si on la laisse sur le seuil, ou la relègue à la crèche, elle attend patiemment qu’on
lui fasse meilleure place. On peut, hélas, passer sa vie sans rien avoir compris d’elle alors qu’elle était là, toujours présente, pour nous conduire sur la
route.
Seigneur, je suis si sali et si sale, si loin de ce que j’ai désiré et
de ce que vous vouliez. Mais Seigneur, je ne veux pas me résigner à vivre dans mes salissures, loin de ce que j’ai désiré, de ce que vous vouliez et de ce que je crois que vous voulez
encore.
Seigneur, je désire et je veux et j’arrête ma décision – à cet
instant puisque la grâce n’est qu’en lui – de ne plus limiter mon amour de Marie au marmonnement de mes dizaines distraites. Parce qu’elle est ma mère, je ne veux plus vivre que
de cette intimité immense où l’enfant s’ouvre tout entier à celle qui l’a mis au monde, où tout ce qu’il reçoit, il finit par comprendre qu’il ne le reçoit que d’elle
:
Tu as mis dans mon cœur plus de joie
qu’ils n’en ont
Avec ma bénédiction...
___________________________________
|