La Personnalité Religieuse de Monseigneur Lefebvre

 

LA  PERSONNALITE  RELIGIEUSE  DE  MGR  LEFEBVRE
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Conférence de M. l’abbé Régis de Cacqueray, Supérieur du district de France de la FSSPX
(12 novembre 2005 à Tourcoing)



Excellence, chers confrères, chers amis,


Au cours de l’année du centenaire de la naissance de Monseigneur Lefebvre se sont succédé, à travers le district de France et dans la Fraternité, des démonstrations qui ont été organisées par nos confrères pour exprimer la reconnaissance que nous lui devons. Il était normal que ces cérémonies revêtent ici une solennité spéciale puisque c’est de cette région — et c’est votre fierté, votre légitime fierté — c’est de cette région que Monseigneur Lefebvre est issu. Mes remerciements vont donc à Monsieur l’abbé Etienne Beauvais et à ses confrères qui se sont attelés à commémorer convenablement cet anniversaire avec, en particulier, la bénédiction et la pose d’une plaque commémorative en l’honneur de Monseigneur ; en attendant que la place de l’Etoile ne soit rebaptisée à son nom, nous nous contenterons de cette plaque apposée sur sa maison.

Lorsque j’ai trouvé, il y a une semaine, comme vous sans doute, ce tract dans mon courrier, j’ai eu la surprise de découvrir le thème de la conférence que je devais vous donner. Ce n’est pas une excuse à mes propos, c’est davantage un remerciement à Monsieur l’abbé Beauvais pour le sujet très intéressant qu’il m’a confié : la personnalité religieuse de Monseigneur Lefebvre. J’espère vous procurer l’intérêt que j’ai trouvé moi-même en préparant ce sujet, le plaisir de revivre un peu cette personnalité exceptionnelle que beaucoup d’entre nous ont eu la chance et l’honneur de côtoyer.

Monsieur l’abbé Beauvais ne me demande pas de parler en général de la personnalité de Monseigneur, mais de sa personnalité religieuse. Que fallait-il entendre par là ? A travers plusieurs interprétations possibles, j’ai pensé apporter un petit élément de réponse en sélectionnant ce qui m’a paru le fond propre de la personnalité de Monseigneur. Je me suis posé la question et je vous pose la question : parmi toutes les qualités, toutes les vertus qui peuvent exister, morales, intellectuelles et théologales, si je devais dire un mot, quel est celui par lequel je désignerais la personnalité de Monseigneur Lefebvre ? Quelle est la qualité ? Réfléchissez et vous verrez plus loin si le mot que j'ai choisi, si la vertu qui m’a semblé être caractéristique de Monseigneur Lefebvre est celle à laquelle vous pensez vous-mêmes.

Je me suis ensuite demandé : quelle est la vertu théologale qui a le plus travaillé dans cette âme ? Ce sera le deuxième temps de cette petite causerie. Puis j’ai terminé en m’interrogeant : parmi les béatitudes, quelle est celle qui m’apparaît comme étant davantage dans la spiritualité de Monseigneur Lefebvre ? Ce seront donc les trois parties de cet exposé :


Une qualité,
              Une vertu théologale,
                                        Une béatitude.


* * *

Parmi les qualités, parmi les vertus, dans ce que j’ai pu en voir, dans ce que les gens en disent et dans ce que l’on retrouve dans sa vie, il m’a semblé que la note dominante de la personnalité de Monseigneur Lefebvre est la vertu de simplicité. Comment se développe cette vertu ? Je vous fais grâce de longs développements thomistes, mais je voudrais simplement vous donner le petit paragraphe où saint Thomas d’Aquin la définit. « La simplicité, dit-il, s’oppose à la duplicité. Etre double, c’est avoir une chose dans la pensée et en exprimer une autre. En ce sens, la simplicité se rattache à la vérité. Elle constitue la droiture d’intention. »

Elle est donc la vertu de la vérité, mais regardée davantage du côté de l’intention et de la volonté de la personne de ne jamais tromper. Correspondance entre l’intérieur et l’extérieur : tel je suis, tel j’agis. Je n’essaie pas de faire quoi que ce soit qui ne corresponde pas à ce fond qui est en moi. Intérieur et extérieur qui expriment l’unité de la personne. Je précise tout de suite que cela n’a rien à voir avec cette espèce d’admiration béate que l’on a aujourd’hui pour la spontanéité, le spontanéisme. Cette correspondance n’empêche pas en effet qu’il y ait, dans le fond de l’âme, tout le travail de Dieu, tout le travail de la grâce qui se produise.


Une âme qui s’harmonise avec le milieu où Dieu l’a placée

Simplicité. Quelles sont les raisons pour lesquelles j’ai choisi cette vertu ? En regardant l’enfance de Monseigneur et sa famille, nous découvrons un cadre de vie simple, naturel : l’exemple de la vie de ses parents, de son père, de sa mère, chacun avec ses qualités. Monsieur et Madame Lefebvre nous apparaissent dans leur honnêteté comme des gens travailleurs et pieux, désireux d’éduquer leurs enfants. Beaucoup de parents catholiques avaient les mêmes exigences sans doute, surtout à cette époque, mais on sent que la piété de Madame Lefebvre et le courage de Monsieur Lefebvre portaient très loin leur âme et ce qu’ils pouvaient transmettre à leurs enfants. Le jeune Marcel Lefebvre manifeste finalement une âme qui, sans efforts apparents, il y en a eu bien sûr, mais sans efforts très particuliers, s’harmonise avec le contexte dans lequel elle se trouve, se meut en harmonie dans le milieu où le Bon Dieu l’a placée. Il aime les siens, il est aimé d’eux. Il se plaît dans cette ambiance familiale, avec ses camarades d’école également. Il est très intégré, comme on dirait aujourd’hui.

Marcel Lefebvre va par ailleurs marquer sa préférence. A quoi donne-t-il son temps libre ? Il ne semble pas fasciné par des ambitions personnelles. Il préfère les travaux simples et utiles qui peuvent contenter le cœur de ceux qui sont à côté de lui. Que ce soit en installant l’électricité dans sa famille ou une maison amie, que ce soit en visitant ses pauvres, Marcel Lefebvre accomplit les gestes simples d’une charité qui ne fait pas de bruit, mais qui est bien effective. On remarque aussi son absence de prétention, son absence d’affectation. A une époque extrêmement agitée par la fameuse question de la condamnation de l’Action Française, son grand frère René s’intéresse beaucoup à cette question et prend parti tandis qu'il reste à l’écart de ces grandes discussions, avec une certaine humilité devant ces grands débats, ne cherchant pas à entrer dans la polémique.

Je pense également — bien évidemment, j’emprunte au livre de Monseigneur Tissier de Mallerais — je pense également à la simplicité avec laquelle Marcel Lefebvre avouera un jour avec beaucoup d’humilité qu’il n’avait pas encore compris, qu’il n’avait pas trouvé la solution à la grande question des rapports entre l’Eglise et l’Etat. Simplicité donc avec laquelle Monseigneur disait les choses. J’ai par ailleurs parlé de ses pauvres à l’instant. On ne savait pas son dévouement à l’égard de toute une population pauvre de la ville : il n’en parlait pas ou il en parlait comme d’une chose banale. La profondeur de cet apostolat ne viendra que plus tard à la connaissance de ceux qui l’entourent.

Cette simplicité des goûts de Monseigneur se constate encore lorsqu’il racontait sa vie au séminaire français de Rome. Il était grand cérémoniaire et, en tant que tel, il préparait les cérémonies. Ce n’était pas encore lui qui pontifiait. Il n’arrivait pas avec la prestance de l’évêque. Il était simple répétiteur des séminaristes et des célébrants, mais Marcel Lefebvre exprimait avec émotion la joie profonde qui était alors la sienne.

Beaucoup d’entre vous l’ont rencontré, l’ont croisé, que ce soit ici ou à Ecône. Je ne sais pas si j’ai fait le bon choix en optant pour cette vertu, mais je peux dire qu’un mot était bien souvent sur les lèvres de ceux qui le rencontraient pour la première fois : « Comme Monseigneur est simple, comme on parle facilement avec lui ». Il était tout à tous. Ceux qui le connaissaient bien remarquaient que Monseigneur était parfaitement à l’aise en quelque milieu de la société dans lequel il se trouvait : dans les plus hautes classes de la société comme dans les modestes, Monseigneur n’éprouvait aucune difficulté à être en harmonie avec ceux qui l’entouraient.


Un rayonnement de bonté qui donne immédiatement l’envie d’être meilleur.

Permettez-moi de vous livrer une petite anecdote de séminariste. Lorsque je suis entré au séminaire, Monseigneur était absent, en voyage probablement. Je ne portais pas la soutane, c’était avant le 2 février. Je me disais que bientôt viendrait le moment où je le croiserai pour la première fois dans le séminaire. J’attendais ce jour-là avec impatience et, en même temps, avec un peu d’angoisse. Et voilà qu’un jour — je donne les détails pour ceux qui connaissent Ecône — alors que je descendais l’escalier qui se trouve devant la porterie, j’étais à gauche, du côté de la rampe, je vis soudain, face à moi, Monseigneur qui montait. Normalement, c’est lui qui aurait dû se trouver du côté de la rampe et moi, j’aurais dû aussitôt la quitter, me déporter un peu et laisser monter Monseigneur. A 18 ans, on n’a pas besoin d’une rampe pour descendre un escalier, sauf quand on glisse dessus, mais ce n’était quand même pas mon cas au séminaire ! Eh bien, j’étais tellement intimidé que j’ai continué à descendre. J’allais donc bousculer Monseigneur Lefebvre. Monseigneur, sans un mot s’est écarté, il n’a pas pris la rampe. Comme première rencontre, vous voyez, c’était réussi !

Ce sont de petits détails, mais ils expriment bien l’homme. En lui, ce qui frappe, c’est qu’il n’y a rien d’affecté, rien d’apprêté. Monseigneur semble avoir ignoré d’une façon quasi naturelle la tendance si humaine de faire les choses pour être remarqué, pour être vu des autres. C’est en cela qu’a consisté sa simplicité : ignorer cette tendance du cœur humain, ou en tout cas, l’avoir très peu montrée. Tous ses actes respiraient la vérité de ce qu’il pensait. Aussi Monseigneur a-t-il pu être comme orienté à ouvrir son cœur à quelque chose qui le prenait, quelque chose de grand qui allait l’aspirer entièrement. Comme il était simple, comme il avait cette unité profonde qui existait en lui, Monseigneur s’est donné totalement, il n’a rien gardé pour lui. Dieu a pu le prendre entièrement puisque l’unité marquait son cœur. C’est un peu pour ça que j’emploie le mot d’aspiration.

Je voudrais vous citer les paroles de la personne qui a peut-être eu l’intuition la plus exacte de la personnalité de Monseigneur Lefebvre. C’est paradoxal car cette personne n’est pas baptisée, elle est agnostique : vous connaissez son nom, elle s’appelle François BRIGNEAU. Ecoutez ce très beau texte :
« L’âge n’a pas ralenti son pas. Le peu de temps qui demeure pour accomplir l’immense tâche qui lui fut réservée ne l’a pas précipité non plus. Monseigneur Lefebvre a la démarche sereine des hommes conduits. Ce qui frappe chez lui, c’est la bonté, je veux dire : le rayonnement de la bonté. On la ressent comme la chaleur d’une main. Elle vous touche. Elle donne immédiatement l’envie d’être meilleur. D’avoir moins d’indulgence pour soi-même, ses fautes et ses défauts. D’être plus digne du respect que l’on éprouve. Un seul homme m’avait inspiré un pareil sentiment — et Dieu sait que Brigneau a rencontré des personnalités — le Maréchal Pétain. Monseigneur Lefebvre et lui partagent la même majesté naturelle, la même autorité débonnaire, la même simplicité supérieure. Ils sont de ces hommes dont l’intelligence n’est pas intellectuelle. Il n’y a nulle pause dans leur gravité. Ils sont malicieux sans malice. Ils attirent spontanément des dévouements qui peuvent aller sans effort, jusqu’au sacrifice parce que l’on sait d’instinct, de conviction profonde et soudaine, qu’ils se sont, dès le commencement, sacrifiés à leur Devoir. Ils ne trichent pas. Ils ne biaisent pas. Ils ne cherchent pas la tangente, ni l’explication tortillée. Leur oui est un oui. Leur non, un non. L’épreuve ne modifie pas leur comportement. L’un servait la France. L’autre sert Dieu. Avec le même courage tranquille, la même confiance, ils vont jusqu’aux conséquences ultimes de leur engagement, sans forfanterie ni faiblesse. »
Voilà un superbe texte. Brigneau a du talent, sa sensibilité lui a fait rapidement percevoir quelque chose de l’âme de Monseigneur.

Il y a donc une sorte d’alliance de la nature et de la grâce autour de la simplicité. Sa nature disposait certainement de ce qu’on pourrait appeler un bon naturel d’enfant, qui avait déjà quelque chose de la vertu de simplicité. En prenant ce beau tissu comme il est, la grâce va pouvoir gratifier de dons le jeune Marcel Lefebvre. Elle va respecter ce qui existait naturellement, c’est-à-dire que cette vertu va être intensifiée et prendre toute sa tonalité surnaturelle.

Monseigneur Tissier de Mallerais et moi-même étions hier à Tours, et Monseigneur a béni un premier vitrail commémoratif de Monseigneur Lefebvre. Je sais que nous n’aimons pas les saints du berceau. Dire que des saints étaient déjà saints au berceau nous fait désespérer du pauvre état dans lequel nous nous trouvons : 30 ans, 70 ans ou 90 ans après la naissance, et nous en sommes si loin ! Monseigneur avait des défauts, le jeune Marcel Lefebvre avait ses défauts, mais il faut pourtant avouer qu’il avait à la base un très bon naturel, de très bonnes dispositions qui étaient là pour que Dieu puisse accomplir l’œuvre très belle que nous savons.


* * *

Nous en arrivons maintenant à la vertu théologale, au travail que la grâce a pu accomplir dans cette âme. Je n’ai pas pu faire autrement que de me référer à la devise choisie par Monseigneur pour ses armes : « Credidimus caritati - Nous avons cru à la charité ». J’ai toujours été frappé par ce temps du passé employé par Monseigneur. C’est emprunté à saint Paul bien sûr, mais le « Credidimus Caritati » montre que la découverte de la charité était du passé de Monseigneur. Il a cru à la charité, et la charité est l’explication de ce qu’il va faire. De sa vie très active et de sa charité, je voudrais décrire, parmi mille choses, trois effets : si j’ai choisi ces trois effets, c’est qu’ils l’ont marqué en retour. Il y a une interaction entre l’élan avec lequel nous accomplissons les choses et les choses que nous faisons : elles ont elles-mêmes leurs répercussions sur nous. Dans ce « Credidimus caritati », dans cette charité en acte manifestée par Monseigneur Lefebvre, je retiens donc trois éléments :

– Le premier élément, c’est l’œuvre apostolique de Monseigneur Lefebvre en Afrique. Je n’ai pas l’intention de la décrire dans les détails, mais de montrer quelle conséquence son action apostolique a eue sur lui ;
Le deuxième, c’est la blessure supportée par Monseigneur devant l’apostasie des sociétés et l’autodestruction de l’Eglise ;
– Le troisième, c’est l’intelligence de sa mission épiscopale.


Une âme qui monte vers Dieu, quoi de plus profond pour un prêtre ?

En 1979, nous étions un bon nombre ici présents à entourer Monseigneur pour son Jubilé sacerdotal. Personnellement, je dirais que Monseigneur a fait à cette occasion son plus beau sermon. Dans celui-ci, rappelez-vous, Monseigneur décrit le travail de la grâce qu’il a vu s’accomplir en Afrique. En des âmes de grandes qualités mais parties peut-être de très loin, il a vu la grâce travailler et les amener à cette finesse de la spiritualité chrétienne, de la sanctification. Plus que ça, Monseigneur a vu des populations se transformer sous ses yeux. La grâce du Bon Dieu remportait des victoires extraordinaires sur le démon et transformait les populations. Monseigneur dit dans ce sermon : « Même physiquement cela se voyait », et il a en particulier cette phrase que je cite : « J’ai vu cette grâce à l’œuvre en Afrique ». La suite est importante, elle m’amène à mon second point. « Il n’y a pas de raisons qu’elle ne soit pas agissante ici ».

« J’ai vu cette grâce à l’œuvre en Afrique ». Dans ces paroles, chers amis, il y a toute la joie d’un prêtre à qui le Bon Dieu a donné de voir les fruits de l’apostolat chrétien, la transformation des âmes. Une âme qui monte vers Dieu et, plus encore, une chrétienté qui s’installe. Quoi de plus grand ? Quoi de plus profond pour un prêtre ? Et quelle jubilation intérieure de voir des fruits de sainteté sortir de son apostolat. Monseigneur ne se les attribuait pas, mais il était l’instrument que Dieu avait choisi pour ces populations.

La répercussion de cette charité sur l’âme de Monseigneur Lefebvre est une confirmation magistrale et bien concrète de la puissance de la grâce. Il le savait de par ses cours de théologie, mais il voyait de ses yeux, sur le terrain, combien la grâce était puissante. Ses maîtres du séminaire français de Rome ne lui avaient pas menti lorsqu’ils avaient dit les miracles que la grâce était capable d’accomplir. C’est là un fait qui reste dans l’histoire d’un homme et Monseigneur a gardé en lui cette vue admirative des chrétientés d’Afrique. Il en tire une expérience qu'il rapporte à l’Europe, en proie à la sinistrose qui l’habitait déjà dans les années 50. « Il n’y a pas de raisons qu’elle ne soit pas agissante ici ». Premier effet donc de cette charité et premier retour de cette charité sur son âme.


La blessure comme un ressort pour agir, pour éviter les charniers spirituels


Le second élément met en parallèle l’état de l’Europe avec celui de l’Afrique telle que Monseigneur l’a vue. L’Europe, c’est l’apostasie des nations : quand Monseigneur arrive dans le diocèse de Tulle, c’est déjà la société de consommation, cette société hédoniste, cette société qui oublie Notre Seigneur Jésus-Christ. Lorsqu’il arrive dans le diocèse de Tulle — il n’y reste pas longtemps — il reçoit la visite d’un prêtre qui s’effondre en sanglots dans son bureau : « Monseigneur, je n’ai plus personne à ma messe. Monseigneur, le christianisme est en train de partir de ces régions ».

Monseigneur a certainement le cœur serré en entendant cela. Il essaie de réconforter ce prêtre. Il aimerait peut-être lui montrer ces images d’Afrique qu’il a dans la mémoire de son cœur. Il cherche à réconforter et, conscient du pouvoir de la grâce, il voudrait pouvoir apporter à l'Europe les remèdes qu’il a vus, qui ne sont pas les siens, qui sont les remèdes de l’Eglise. Cette blessure va augmenter, elle va devenir béante dans l’âme de Monseigneur au fur et à mesure qu’il constate la dégradation, le déclin des pays chrétiens d’Europe, en particulier celui de la France, fille aînée de l’Eglise. Elle avait une mission si belle à accomplir, notre France, et elle a abandonné son Dieu. Monseigneur voit tout cela.

Cependant la blessure n’était rien Monseigneur, à côté de ce que vous alliez vivre et connaître au concile Vatican II et dans la suite, parce que là, les coups sont portés, non plus par ces hommes dont on sait déjà qu’ils sont les ennemis de Notre Seigneur, mais par les chefs mêmes de l’Eglise et, malheureusement il faut le dire, par les papes qui contribuent à cette autodémolition, cette autodestruction de l’Eglise.

Que sait-on des répercussions de cette blessure sur l’âme de Monseigneur Lefebvre ? Monseigneur n’appartient pas à une génération qui a déjà pris l’habitude de se déverser. Il a une sorte de pudeur, pudeur de cette génération qui ne parle pas de ses états d’âme et qui les garde pour soi. C’était dans son éducation. Monseigneur n’a donc pas fait de longs discours pour exprimer ce que cette souffrance de l’Eglise a causé sur son âme. Cette blessure est pourtant présente. Il y a une confrontation entre la charité dont Monseigneur a vu la vitalité en Afrique et cette espèce de destruction catastrophique, « troisième guerre mondiale » dit-il, qu’il connaît devant lui. Comment va-t-il réagir à cette blessure ? Des prêtres, des évêques meurent de tristesse devant la crise de l’Eglise. Monseigneur, lui, se refuse la possibilité de mourir ou de prendre sa retraite. Devant la blessure de la société, devant la blessure de l’Eglise, sa charité évitera les amertumes et autres sentiments stériles. Au contraire, cette blessure lui sera un nouveau ressort pour agir, recréer si possible les chrétientés d’Afrique en Europe et se donner de tout son cœur, de toute son âme, pour aider les âmes et éviter ces charniers spirituels où les âmes s’empilent les unes sur les autres parce que la religion, la vraie religion ne leur est plus donnée. Effet de la charité de Monseigneur en Afrique avec l’édification de chrétientés ; effet de la charité de Monseigneur face à la blessure de la crise de l’Eglise, et nouveau retour de cette charité sur son âme, formidable ressort qui va lui permettre d'accomplir totalement sa mission.



La grande charité d’avoir affronté le monde entier pour transmettre l'épiscopat

Le troisième effet de la charité de Monseigneur Lefebvre est la mission épiscopale qu’il a exercée jusqu’au bout, qu’il a poussée jusqu’à son accomplissement le plus parfait, ne pouvant aller plus loin dans sa mission que ce qu’il a fait.

Parce qu’il était rempli de cette charité, de cet amour de Dieu, de cet amour des âmes, Monseigneur sentait de plus en plus nettement, au fur et à mesure que la crise de l’Eglise s’intensifiait et que les rangs des évêques du Cœtus se clairsemaient, la responsabilité descendre sur ses épaules et sur son âme. Parce qu’il n’y avait pas d’évêques qui se soulevaient à côté de lui, parce qu’il n’y avait personne pour transmettre le flambeau qui lui avait été confié, Monseigneur devait assumer sa responsabilité épiscopale jusqu’au bout et sa responsabilité lui demandait de transmettre l’épiscopat. La grande charité de Monseigneur est d’avoir affronté le monde entier — mais le monde entier, ce n’est rien —, d'avoir affronté les autorités romaines jusqu’aux sanctions de l’excommunication, d'avoir été mis au ban de l’Eglise, rejeté au moins en apparence par sa Mère qu’il aimait de tout son cœur. Avoir accepté tout cela pour transmettre son épiscopat, vous avez là probablement l’effet le plus beau, le plus grand de la charité avec laquelle Monseigneur a aimé son Dieu et nous a aimés. S’il a, en effet, supporté tout cela, c’est pour nous et pour nos enfants. C’est pour que nous nous en inspirions pour pouvoir, chacun à sa place mais la place de chacun est importante, transmettre à notre tour. Tel est l’exemple de charité que Monseigneur Lefebvre nous a donné.

* * *

Voilà une tentative d’explication de l’âme de Monseigneur, même si je ne l’ai pas connu comme l’ont connu mes anciens. Je termine maintenant ce petit volet que je voudrais être à l’honneur de Monseigneur, le témoignage d’un de ses prêtres qui lui exprime sa gratitude.

Parmi les béatitudes qui expriment quelque chose du cœur de Monseigneur, la sixième béatitude lui convient plus particulièrement : « Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu ». Les cœurs purs. A cause du péché originel, nous ne naissons pas avec un cœur pur. Il faudra tout le travail de la grâce, de la volonté de l’homme aidée par la grâce du Bon Dieu pour que s’opèrent les purifications qui font le cœur pur. Cela ne s’obtient pas sans efforts et, même si le jeune Marcel Lefebvre avait ce bon naturel d’enfant et ces dispositions que j’ai tenté d’exprimer, cela n’a pas empêché les immenses efforts que tout un chacun connaît pour entrer dans la soumission de sa volonté à la volonté de Dieu.


« Le cœur du cœur de l’homme, c’est l’intelligence »

J’essaie d’exprimer quelque chose de Monseigneur Lefebvre, mais je voudrais aussi donner des idées qui ont évidemment une portée plus générale pour chacun d’entre nous. Comment le cœur devient-il pur ? En quoi consiste donc cette purification ? Elle consiste en une sorte de détachement de l’âme pour tout ce qui n’est pas Dieu. L’âme voit la vanité des créatures et voit le tout de Dieu. Elle comprend qu’elle est faite pour Dieu et non pour cette terre. L’âme est avide de ne s’attacher, et de ne plus s’attacher qu’à accomplir la volonté de Dieu. Elle conserve pour cela son regard rivé sur la Sainte Vierge, rivé sur le ciel. Et, même si Monseigneur ne se raconte pas, on sent dans le choix qu’il fait de la vie religieuse, avec les vœux de pauvreté, d’obéissance et de chasteté, qui sont là finalement pour davantage unir l’âme du religieux à la volonté du Bon Dieu, on sent que Monseigneur a le désir profond de cette soumission. Bien des traits de son existence le manifestent. Ce n’est pas lui qui choisit d’aller au séminaire français de Rome, c’est son père qui lui dit : « C’est là que tu iras » et Monseigneur, avec sa simplicité, obéit immédiatement ; par rapport même à sa vocation sacerdotale, Monseigneur hésite et trouve que le sacerdoce est quelque chose de tellement sublime qu’il n’est pas digne d’y accéder. Ce sera un moine qui lui dira : « Si : le Bon Dieu vous appelle ! » Monseigneur renonce en permanence à ses idées propres, aux idées qu’il a pu se faire, pour pouvoir s’attacher uniquement à la volonté de Dieu qui est le tout de son existence.

Cette première purification existe donc. Il y a également une seconde purification moins connue, mais pourtant plus nécessaire, à laquelle doivent obligatoirement se soumettre les cœurs purs. Le Père Gardeil, dominicain qui a écrit sur les dons du Saint-Esprit, a justement noté cette phrase profonde : « Le cœur du cœur de l’homme, c’est l’intelligence ». Cela signifie que l’on peut très bien imaginer un cœur très généreux, mais si ce cœur très généreux n’est pas éclairé par des idées qui sont vraies, par des idées qui sont justes, c’est un cœur qui va s’égarer dans des utopies. Il faut cette justesse de l’intelligence, cette justesse des idées de l’homme, cette correspondance entre les pensées de l’homme et les pensées de Dieu, pour que le cœur, docile aux principes qu’il connaît, puisse se jeter dans la grande aventure de l’amour de Dieu, dans cette grande voie de l’amour de Dieu, et la mener comme le Bon Dieu l’entend. Cela demande une purification de l’intelligence. Je rappelais tout à l’heure que Monseigneur ne voyait pas clair sur la question des rapports entre l’Eglise et l’Etat. Il est frappant de constater chez lui ce souci constant d’adhérer à la vérité, d’adhérer aux idées et aux principes qui sont justes. C’est pour cela que j’ai choisi cette béatitude. Nous nous souvenons, par exemple, de Monseigneur hésitant avant les sacres, se demandant ce qu’il devait faire, hésitant et se demandant ce qu'il doit faire jusqu’au jour où il lui apparaît clairement qu’il doit sacrer. A ce moment-là, on admirer avec quelle détermination il va agir parce que son intelligence a été éclairée, parce qu’il a eu cette purification du cœur par l’intelligence du Bon Dieu qui est venu lui montrer le chemin qu’il devait suivre.

Cela est extrêmement important pour nous, chers amis, parce que, dans ce temps de confusion et d’ignorance extrême des idées, il est tellement facile de laisser son intelligence s’égarer à la remorque de quelque idée séduisante. Monseigneur n’est pas le prélat des idées dures, Monseigneur n’est pas non plus le prélat des idées molles : il est le prélat des idées vraies, des idées justes. Monseigneur n’ira pas au sédévacantisme parce que les positions les plus dures ne sont pas forcément les plus vraies. Il ne prendra pas non plus des positions molles sous prétexte que celles-ci lui créeraient moins d’ennemis. Il ne considère pas la dureté des positions. Il considère les idées qui sont vraies, car il aime Jésus-Christ qui est la vérité. C’est celle-là qu’il veut servir.

Purification de son cœur, c’est-à-dire de son intelligence, éclairage lumineux de la foi sur le cœur de Monseigneur. Tout cela rend son âme magnifiquement généreuse pour entreprendre — je dirais, pour parler par euphémisme — l’une des plus grandes missions du vingtième siècle dans l’histoire de l’Eglise, pour accomplir cette mission qui fut la sienne.


* * *

En conclusion, nous pouvons dire que, dans l’âme de Monseigneur Lefebvre, tout est récapitulé par la messe. Le don total qu’il a fait de lui-même, ce don de sa personne jusqu’au sacrifice de tout, de sa réputation, de tout ce qu’il avait, Monseigneur l’a vécu et a pu le vivre parce qu’il célébrait sa messe chaque jour. Sa messe était le sacrifice de Notre Seigneur qu’il renouvelait et cherchait à imiter dans sa vie. A 3h30 du matin, le 25 mars 1991, Dieu a repris la belle âme de Monseigneur. Ce n’est pas pour rien. C’était une date unique, non pas une date que l’on retrouve une fois l’an, le 25 mars, mais une date que l’on retrouve très peu souvent. Ce 25 mars était un Lundi saint. Cette date est expressive de Monseigneur parce que, lorsque le 25 mars, Notre Seigneur Jésus-Christ descend du ciel dans le sein de la Très Sainte Vierge Marie, c’est le premier instant où existe sur la terre un prêtre de la Nouvelle Alliance. Le 25 mars est le début du sacerdoce catholique. Prêtre dès le premier instant de sa conception, il ne faut pas attendre le Calvaire pour que des souffrances inimaginables s’emparent de ce petit être d’un instant qui commence à offrir son sacrifice pour les péchés des hommes. Début du sacerdoce, mais en même temps, début de la souffrance de Notre Seigneur Jésus-Christ.


Monseigneur Lefebvre est mort le jour où le sacerdoce a commencé d’exister,
Jour qui était aussi le premier jour de la Semaine Sainte,
Semaine de la Passion, Passion de l’Eglise, Passion du sacerdoce,
Jour où la souffrance a commencé d’étreindre l'âme de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Certainement Dieu a parlé par cette date.


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