"Voyez comme ils s'aiment !.."


LES   CONVERSIONS   :   UNE   ÉPINE   DANS   NOTRE   CHAIR

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Abbé Régis de Cacqueray-Valménier




En cet après-midi du Samedi Saint, ils s’étaient réunis sur nos parvis pour frapper à la porte de nos églises, de nos chapelles. Le prêtre était sorti à leur rencontre pour entendre leur demande, leur faire préciser leur foi, par trois fois éloigner d’eux les forces du mal. Puis, il les avait pris par la main pour les faire entrer dans la maison du Seigneur. Enfin le long périple s’achevait et, face contre terre, ils purent adorer en esprit et en vérité ce Dieu qui les avait conduits jusqu’à Lui parfois doucement, parfois avec violence, avant de se relever pour l’appeler enfin du nom de « Père ». Le soir, à la veillée pascale, nous avons assisté à leur baptême et nous savons que le baptême est une seconde innocence car en lui tout s’efface par la vertu de la grâce sacramentelle. Plus tard, lors de la messe de la Résurrection où jaillit la lumière, nous avons communié près d’eux, avec eux.

Pour eux, tout commence. Nous, nous sommes la communauté qui les accueille, cette communauté des Chrétiens qu’il était jadis aisé de reconnaître simplement en la regardant vivre : « Voyez comme ils s’aiment ! » disait-on alors…

Quel visage montrons-nous, aujourd’hui ? Avec quel amour ouvrons-nous les bras ? Nous sommes là depuis longtemps, parfois depuis toujours ; nous avons survécu à bien des batailles intérieures ou extérieures en ces temps troublés que connaît l’Eglise. Bien sûr, nous nous réjouissons de voir arriver jusqu’à nous ces « convertis », mais quel accueil leur réservons-nous de fait ? Comment allons-nous les aider à se sentir chez eux « chez nous » ? Ces têtes nouvelles sont parfois bien agaçantes ! Elles viennent d’ailleurs, d’on ne sait trop où… Elles nous arrivent avec leur allure, leur langage, leurs idées, leurs comportements, et nous aimerions bien qu’elles consentent à perdre toutes ces choses qui nous sont étrangères, nous surprennent et nous heurtent souvent.

Ces nouveaux venus nous trouvent parfois « repliés » dans nos chapelles et leur jugement nous apparaît bien sévère : comme le fait si bien remarquer Jean Madiran, ce n’est tout de même pas notre faute si nous nous sommes trouvés ainsi relégués ! Et ils viendraient, eux qui ne font qu’arriver, avec des leçons à nous donner ? On voit bien qu’ils n’y étaient pas quand nous avons été mis à la porte des églises diocésaines ! Cependant, avons-nous toujours lieu d’être bien fiers de nous dans notre comportement à leur égard ? Nous leur reprochons leurs jugements à l’emporte-pièce mais, finalement, ne valent-ils pas les nôtres ? Pas tout à fait car, ayant reçu plus tôt, donc davantage, notre charité et notre patience se devraient d’être supérieures aux leurs. Malheureusement, notre vie de proscrits nous rend parfois bien peu amènes à l’égard de ceux qui nous rejoignent.

Il faut dire qu’ils s’y entendent pour nous bousculer ! Leur zèle de néophytes secoue souvent nos habitudes toujours menacées de s’appauvrir en routines. Ils ne se gênent pas pour exprimer ce qu’ils ressentent et ce qu’ils pensent de nous. Ils osent même parfois déclarer non sans outrecuidance qu’ils sont déçus par ce qu’ils rencontrent : notre tiédeur, nos dévotions de surface, notre manque d’approfondissement de ce qui, pour nous, « va de soi », nos lacunes… Ils comprennent mal nos leçons théoriques sur la charité alors que nous leur donnons souvent l’impression de manquer de générosité. Vexation suprême, ils ne reconnaissent pas nos lettres de noblesse acquises dans le combat pour la Tradition, dont nous sommes pourtant si fiers !

Alors nous nous méfions : après tout, qui est-il celui qui prétend au statut d’ouvrier de la onzième heure ? De quel droit ? A quel titre ? Qu’a-t-il fait avant de nous arriver ? Et nous sommes si prompts à juger leurs manières d’être, de penser, de faire… Les nouveaux baptisés, encore, on peut comprendre : ils n’avaient pas reçu la grâce du baptême. Mais les autres, ceux qui étaient tranquillement installés dans le confort de la bonne conscience d’une religion convenue, ou pire, ceux qui avaient abandonné toute préoccupation religieuse, comment les accueillir autrement que du bout du cœur ? Nous allons même parfois jusqu’à douter de la possibilité d’une conversion : peut-on seulement se convertir pour de bon avec, parfois, de longues années vécues sans Dieu ? Avec un passé qui doit coller à l’âme ?

Mais soyons-en certains : lorsque nous leur jetons ce passé à la figure, c’est notre propre honte que nous consommons ! le Christ ne nous a-t-il pas avertis : « Les prostituées et les publicains vous précéderont dans le Royaume de Dieu » (Mat. 21, 31-32) ? Le vaurien crucifié ne fut-il pas le premier à y entrer ? Et puis, qu’imaginons-nous ? Le parcours qui a mené une âme jusqu’à la conversion nous est inconnu mais, quel qu’il soit, il témoigne du grand amour dont il a fallu que Dieu l’aime pour la conduire à Lui. Que ce parcours ait eu lieu devrait nous suffire : qui serions-nous donc pour nous ériger en juges plus sévères que le Tout-Puissant ? La grâce a conduit cette âme selon un cheminement mystérieux que nous devinons, et nous ne devrions qu’admirer cette manifestation visible de l’ineffable bonté de Dieu.

Sans doute, il est arrivé que des loups se faufilent parmi les brebis, que des esprits sournois tentent de venir nous corrompre et il est normal que nous cherchions à nous en protéger. Mais le moyen d’y parvenir ne passe certainement pas par une fermeture préalable, un moralisme étroit, une suspicion automatique, par une condamnation a priori. Ce qui nous prémunira contre ce que nous appelons « les infiltrés », c’est l’incessant approfondissement de notre foi qui seul nous permettra de confondre celui qui tenterait de nous induire en erreur pour mieux nous détruire. C’est tout le travail de l’apologétique auquel nous ne pouvons, ni ne devons nous soustraire.

Nous devons surtout avoir clairement conscience que nous sommes responsables de ceux qui viennent à nous, que notre devoir est de les accueillir. Le prêtre d’abord qui les entoure d’une sollicitude toute particulière afin de guider leurs premiers pas et toute la communauté qui doit les soutenir dans leur persévérance. Bien sûr, cela nous demande quelques efforts :

          - De patience pour expliquer et pour accompagner le rythme de leur compréhension qui n’est pas toujours le nôtre car l’intelligence n’y suffit pas : il faut aussi l’adhésion profonde qui doit parfaire la connaissance afin que la science religieuse puisse donner ses fruits spirituels ;

          - D’humilité pour accepter la remise en cause de nos routines, pour nous considérer sans faux-semblants selon les vertus évangéliques au travers desquelles les convertis nous sollicitent ;

          - D’élaboration spirituelle pour les amener à intérioriser la morale chrétienne qu’ils ont parfois du mal à comprendre.

          - De générosité d’âme pour un accueil réel, aidant, fraternel, pour abandonner nos tiédeurs d’enfants gâtés.

Le Christ avait bien prévu la difficulté dans laquelle nous nous trouvons devant les convertis, Lui qui a pris la peine de nous instruire à travers la parabole de l’enfant prodigue : rentrant des champs où il effectuait son labeur quotidien le fils aîné apprend l’accueil réservé à son cadet ; il entre alors dans une violente colère et fait d’amers reproches à son père au nom de sa droiture et de sa fidélité. Nous croyons avoir compris cet enseignement et nous voulons bien admettre que le fils cadet soit reçu par son père les bras ouverts… Mais dans notre position de fils aînés, nous avons du mal à nous démettre du sentiment d’être laissés pour compte. Comme lui, nous ne comprenons pas, et nous ne comprenons pas parce que, fermés aux enseignements surnaturels, nous ne percevons pas la grâce qui nous est ainsi faite.

Oui la grâce ! La grâce de voir, toujours agissant en notre siècle d’obscurité, l’amour inlassable de Dieu qui appelle les âmes qui ne le connaissaient pas, va rechercher une à une ses brebis perdues au fond des abîmes d’où elles ne croyaient pouvoir jamais revenir, cette charité de Dieu toujours à l’œuvre dans les âmes qui ranime les flammes vacillantes, enseigne les ignorants, affermit les faibles et rassemble ses enfants. Comment ne pas y puiser confirmation magistrale de tout ce à quoi nous croyons ? Comment ne pas y trouver, nous aussi, l’aliment de cet enthousiasme qui anime les convertis ?

Si nous ne le sentons pas, il nous faut alors faire un retour sur nous-mêmes et accomplir le chemin spirituel qui nous conduira à accepter le don de Dieu que représente ces conversions. Car, après tout, ne sommes-nous pas nous-mêmes, chaque jour, à chaque heure, appelés à nous convertir ? Et nous convertissant, ne devrions-nous pas devenir nous-mêmes, instruments de conversion ? Pour collaborer au plan divin d’amour des âmes nous avons la prière, l’offrande de chaque instant de notre vie, de nos efforts, de nos chutes et de nos rétablissements.

Lorsque nous aurons accepté de faire cette démarche spirituelle, quelle source de joie inépuisable s’offrira alors à nous ! La certitude que notre collaboration nous permettra de correspondre à ce que Dieu attend de nous s’épanouira dans la certitude de la Communion des Saints. Laissons-nous guider, ouvrons nos cœurs et nos âmes à ceux que la Providence met sur notre route car la Providence ne laisse rien au hasard : ne passons pas à côté des cadeaux du Ciel car s’il est vrai que nous sommes là pour eux, ils sont peut-être aussi là pour nous…

Au lieu de nous en agacer, sachons réchauffer notre zèle à la générosité des néophytes, sachons suivre leur enthousiasme afin d’y puiser une jeunesse renouvelée pour notre foi, sachons nous émerveiller avec eux de ces choses qui nous sont devenues si familières que nous ne songeons plus à en remercier le Ciel et, voyant leur parcours parfois tâtonnant dans les ténèbres, louons Dieu de nous avoir épargné ces épreuves en nous conviant beaucoup plus tôt au creux de son Amour.

Mais nous savons bien que seuls les saints sont des instruments de conversion : la rareté des conversions ne nous incite-t-elle pas à effectuer une salutaire remise en cause ? Avons-nous bien présent à l’esprit, en pensées et en actes, que nous sommes sur terre en vue de travailler à la gloire de Dieu ? C’est ce chemin de sanctification que nous devons suivre et qui seul porte des fruits. Aussi, avant de nous hâter de juger ceux qui nous arrivent, soyons d’abord exigeants avec nous-mêmes, donnons-leur l’exemple de notre foi, de notre espérance et de notre charité.

L’accueil que nous réservons aux convertis qui nous rejoignent est semblable à l’arbre de l’Evangile et nous avons à décider du fruit que nous voulons cueillir : si nous les faisons grandir, ils nous feront grandir, si nous les enrichissons ils nous enrichiront, si nous les jugeons ils nous jugeront, si nous leur fermons nos portes et nos cœurs, c’est à Dieu qu’ils fermeront les leurs et nous aurons à en rendre compte. Puissions-nous ne jamais oublier cette évidence.



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Annexe
:
Luc 15, 11-32



Or son fils aîné était aux champs.
Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des chœurs.
Ayant appelé un des serviteurs, il s'enquit de ce que cela pouvait être.

L'autre lui dit :
"Votre frère est arrivé, et votre père a tué le veau gras,
parce qu'il l'a recouvré bien portant."

Mais il se mit en colère, et il ne voulait pas entrer.
Son père sortit pour l'en prier.

Et il répondit à son père :
"Voilà tant d'années que je te sers, sans avoir jamais transgressé un ordre de toi,
Et jamais tu ne m'as donné, à moi, un chevreau pour festoyer avec mes amis.
Mais, quand est revenu ton fils que voilà, qui a dévoré ton avoir avec des courtisanes,
Tu as tué pour lui le veau gras! "
 
  Son père lui dit :
"Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.
Mais il fallait festoyer et se réjouir, car ton frère que voici était mort,
et il est revenu à la vie ;

Il était perdu, et il a été retrouvé."


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